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Amis du laboratoire Arago
27 avril 2020

QUESTIONS-RÉPONSES: Albert FERT répond à la question "applications pratiques de la physique quantique ?"

Bonjour à tous,

Nous revenons vers vous pour notre rubrique Questions/Réponses dont nous souhaitons faire une chronique hebdomadaire.

Aujourd’hui, Albert Fert répond à la question suivante :
Quels sont ou ont été les applications pratiques de la physique quantique ?

Albert Fert, est Professeur émérite à l’université Paris-sud et directeur scientifique au sein de l’unité mixte de Physique CNRS/Thales. Il est lauréat avec Peter Grünberg du Prix Nobel de Physique 2007 pour la découverte de la magnétorésistance géante en 1988.
A Banyuls, nous avons la chance qu’il ait accepté d’être le Président d’honneur de  l’Association des Amis du Laboratoire Arago! C’est pour nous une grande fierté et un très vif plaisir.

Nous lui avions adressé en fin de semaine dernière la question à laquelle il répond aujourd’hui dans l’article qui suit. Il se trouve qu’hier, le 23 avril, le journal Le monde mettait en exergue  deux découvertes relatées ces jours derniers dans la revue Nature dont l’une, publiée par ses collaborateurs, est un prolongement des recherches menées dans son laboratoire sur la spintronique. Il nous a donc adressé un addendum que vous trouverez à la fin de son article.
Si vous souhaitez allez encore plus loin dans la découverte de ses travaux sur la spintronique, vous pouvez écouter la conférence qu’il a donnée au Collège de France en 2017 dans une série d’invitations par D. Roux .

Très bonne lecture et à la semaine prochaine,
Bien cordialement,
AALA


Par Albert Fert, réponse à :
 applications pratiques de la physique quantique ?
  
   



La plus importante application pratique de la physique quantique, également la plus ancienne sans doute, est l’électronique qui est à la base de nos téléphones, de nos ordinateurs, de nos téléviseurs, des émetteurs et récepteur d’ondes radio, des contrôleurs divers de nos voitures ou appareils ménagers, etc. Le laser est une autre application importante amenée aussi par la physique quantique quelques années après le début de l’électronique. On appelle généralement Première Révolution Quantique l’arrivée de ces premières technologies quantiques. On parle aujourd’hui d’une Seconde Révolution Quantique avec l’arrivée de technologies qui, comme on le verra, exploitent plus profondément le nano-monde quantique. Ces technologies vont de nouveaux types d’électronique qui repoussent les limites de l’électronique actuelle (en performance comme en sobriété énergétique) à de nouvelles applications comme la communication quantique ou l’ordinateur quantique.

                                                Capture d’écran 2020-04-27 à 17
                                                     © Shutterstock.com/Mopic

La Première Révolution Quantique, électronique, laser, etc

L’électronique s’est essentiellement développée après la seconde guerre mondiale en exploitant ce que la physique quantique a alors permis de comprendre sur la conduction de courant par les électrons. La physique quantique avait été introduite au début du 20ème siècle pour décrire les niveaux d’énergie des électrons des atomes et la quantification des longueurs d’onde de la lumière émise (Niels Bohr). Les équations quantiques de Schrödinger et de Dirac ont ensuite été introduites pour décrire les ondes associées aux particules (dualité onde-particule). Ces équations permettent de comprendre le comportement non-intuitif des particules dans le nano-monde et, en particulier, la dynamique des électrons dans les conducteurs. L’application de la physique quantique aux électrons des matériaux appelés semi-conducteurs a ainsi permis le contrôle de leur mouvement au cœur du matériau et amené le développement de l’électronique, de la découverte du transistor en 1947 aux derniers perfectionnements des microprocesseurs d’aujourd’hui.
D’autre matériaux et d’autres applications ont bien sûr bénéficié également de l’interprétation quantique de la matière à l’échelle nanométrique. Peu après les débuts de l’électronique, le laser est une des applications majeures amenées par le quantique. On a aussi pu inventer les matériaux magnétiques que nous utilisons dans les disques durs de nos ordinateurs, ou encore les matériaux supraconducteurs qui, par exemple, permettent de créer les champs magnétiques intenses des trains à sustentation magnétiques (EDS au Japon, Corée, Chine) ou des centres de recherche comme le CERN à Genève.  
 

Seconde Révolution Quantique (aujourd’hui et demain) : des nouveaux types d’électronique aux ordinateurs neuromorphiques, à la communication quantique et aux ordinateurs quantiques, etc.  

Pourquoi de nouveaux types d’électronique ?


Le succès de l’électronique à base de semi-conducteurs a sans doute freiné le développement industriel d’autres applications de la physique quantique.  Chaque année amenait l’arrivée de nouveaux composants plus petits, plus rapides, plus performants, moins chers. Pour les microprocesseurs, cela se décrivait par la loi de Moore de doublement du nombre de transistors dans un microprocesseur tous les deux ans. L’industrie des composants électroniques pouvait rester tranquillement sur ses rails. Depuis quelques années, la loi de Moore patine, les progrès sont infimes, les composants trop petits surchauffent et on ne peut plus diminuer leur taille. On s’aperçoit aussi que la dépense d’énergie par les dispositifs électroniques classiques a explosé. Les seules technologies de l’information et communication dépensent près de 10% de la production électrique dans le monde aujourd’hui. Avec le développement prévu d’énormes « data centers », on prévoit le passage de 10% à plus de 20% en 2030, ce qui contribuerait significativement au réchauffement du climat (à notre échelle, sachons qu’une vingtaine de recherches rapides sur Google de data center à data center coutent autant d’énergie que faire bouillir un litre d’eau). En prenant les exemples de la spintronique et des ordinateurs neuromorphiques, je vais décrire comment d’autres applications de la physique quantique peuvent prendre le relai de l’électronique actuelle pour, à la fois, aller au-delà de ses limites actuelles en terme de performance et diminuer également les dépenses d’énergie.

Physique quantique et spintronique :

                          

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vers 1925, la physique quantique a également associé à certaines particules, et à l’électron en particulier, un nouveau caractère appelé spin, l’équivalent d’un petit aimant porté par chaque électron. L’électronique classique ignore ce spin et ne manipule les électrons qu’en appliquant des champs électriques sur leur charge électrique. La spintronique, un nouveau type d’électronique qui s’est développé depuis une trentaine d’années, peut effectuer les mêmes fonctions que l’électronique classique avec moins de dépense d’énergie (« low power components ») et en permettant aussi des liaisons plus rapides avec les mémoires magnétiques. Les industriels des composants ont commencé la production massive de composants spintronique il y a quelques années. Samsung a annoncé en 2017 que ses composants eMRAM vont remplacer ses composants eFlash dans certains de ses microprocesseurs en dépensant 400 fois moins d’énergie pour la phase d’écriture et en étant aussi beaucoup plus rapides (mille fois plus). D’autres industriels on fait des annonces semblables mais un changement à grande échelle dans des technologies diverses va certainement prendre du temps. Le directeur d’Intel Artificial Intelligence a cependant déjà annoncé, à la façon américaine, que ses composants spintronique dits MISO seront la « big thing » dans ses technologies de 2025.


En fait le spin de la physique quantique s’était déjà fait une petite place dans nos technologies. Le spin est aussi le porteur de l’aimantation des matériaux magnétiques. Il est donc déjà utilisé dans nos aimants et la mémoire de disques durs magnétiques (ceux de grande capacité). La spintronique permet aussi la lecture directe des spins mémorisés sur disque dur. Cette lecture directe par spintronique ne s’est développée qu’assez récemment (1997, disques durs à capacité très augmentée par la magnétorésistance géante). Elle a alors donné un sérieux coup de pouce aux capacités de stockage de données des data centers.


Physique quantique et ordinateurs neuromorphiques : Il y a une très grande différence entre le fonctionnement de notre cerveau et celui de nos ordinateurs. Alors qu’un signal neuronal (un spike), transmis de neurone en neurone, est simultanément mémorisé par les synapses liant les neurones, notre ordinateur fait des aller-retours incessants et voraces en énergie entre portes logique et composants mémoire (les RAM) des microprocesseurs. Il y a longtemps que l’on a compris l’intérêt de passer à des ordinateurs inspirés par le cerveau, non seulement pour la dépense d’énergie mais aussi pour des fonctions comme l’apprentissage non-supervisé et son intérêt pour toutes les applications dites d’intelligence artificielle.  Des ordinateurs comme alphaGo, vainqueur du champion du monde du jeu de go, ont déjà montré l’intérêt d’algorithmes neuronaux mais de tels ordinateurs utilisent une électronique classique pour simuler neurones et synapses. Avec une cinquantaine de transistors pour simuler la fonction de chaque neurone et chaque synapse, on comprend qu’alphaGo consomme 150.000 watts alors que le cerveau humain du joueur face à lui ne consomme que 20 watts. La solution d’avenir est l’exploitation de la physique quantique pour la réalisation de nano-composants jouant individuellement le rôle de neurones ou synapses et dépensant très peu d’énergie. Je n’entrerai pas dans les détails et dirai seulement que de bonnes performances sont obtenues avec des synapses utilisant l’effet quantique dit effet tunnel et des neurones spintronique à transfert de spin. En intelligence artificielle, on peut donc espérer des voitures autonomes dont l’ordinateur d’analyse d’images ne dépensera pas plus ou presqu’autant d’énergie que le moteur.

Au-delà dans le quantique : Ordinateur quantique, communication quantique et autres.

Un progrès récent des expériences de physique quantique est l’observation et la manipulation de l’état quantique d’une seule particule, par exemple un électron individuel dans un « nano-enclos » appelé nanodot. Dans l’étape antérieure de la recherche, on connaissait bien sûr les comportements quantiques des particules au fond du nano-monde et on en savait assez pour diriger, par exemple, les mouvements d’un ensemble d’électrons et leur faire exécuter la fonction transistor. Aujourd’hui, le progrès des outils appelés nanotechnologies permet, par exemple, d’observer un électron individuel dans son nanodot et de manipuler son état. On peut aussi considérer l’état de deux nanodots et fabriquer un état de la paire dit état intriqué. On arrive là au concept de l’ordinateur quantique, désolé, ça devient un peu plus compliqué. Nos ordinateurs classiques traitent des informations qui sont codées en binaire sous forme de bits qui ne peuvent prendre que deux valeurs : 0 ou 1, par exemple 0 pour l’état d’aimantation vers le bas sur notre disque dur magnétique, 1 pour l’aimantation vers le haut. En informatique quantique, l’information de notre qubit (le nanodot) sera codée par l’état quantique de notre électron individuel, soit l’état ǀ0> pour spin up, ǀ1> pour spin down ou toute combinaison aǀ0> + bǀ1>. Cette information est beaucoup plus riche qu’une information binaire, et devient encore plus riche si on considère l’information portée par les états intriqués de deux qbits. Elle augmente même exponentiellement avec le nombre de qubits. On peut montrer qu’un tel ordinateur quantique traitant l’information de n qubits peut, en principe, traiter des problèmes complexes qui demanderaient des années aux supercalculateurs d’aujourd’hui. En 2019, Google a annoncé avoir démontré que son prototype Sycamore à 53 qubits pourrait (plus tard) faire en quelques minutes des calculs qui demanderaient des années aux supercalculateurs d’aujourd’hui. Certains ont évoqué l’idée d’un « suprématie quantique » dont bénéficierait la nation possédant en tel ordinateur. IBM a répliqué peu après que seulement deux jours et non pas des années seraient nécessaires à son calculateur pour faire aussi bien que Sycamore. La situation n’est donc pas encore claire !


De plus, les conditions de fonctionnement d’ordinateurs quantiques sont drastiques : un état de qubit n’est stable qu’à très basse température proche du zéro absolu (-273°) et un ordinateur quantique ne peut être qu’une énorme machine protégée de tout. Beaucoup doutent qu’un ordinateur quantique fonctionnel existera un jour. S’il existe, pas avant 20 ans.


Plus proche de la réalité prochaine sont communication et cryptage quantiques. Dans un système de communication classique, on crypte l’information (communication entre banques par exemple) à l’aide d’une clé qui est un très grand nombre. Cette solution n’est jamais infiniment fiable car, si on dispose d’une puissance de calcul très grande, on finira toujours par trouver la clé.  Dans un système de communication quantique, on utilise comme clé un état quantique. L’inviolabilité vient du fait qu’il est physiquement impossible de lire un état quantique sans le modifier. Quand quelqu’un reçoit un message crypté « quantiquement », il lit la clé pour savoir, de manière certaine, si le message a été espionné ou pas. Plus proches encore du futur prochain sont d’autre nouvelles technologies basées sur l’exploitation d’objets quantiques individuels, horloges pour synchroniser les GPS, capteurs et gravimètres pour l’aviation et autres.
C’est trop long, j’arrête !!

Addendum 1:
Dans ma réponse d’hier à la question sur les applications de la Physique Quantique, je me limitai à parler des composants spintronique à très basse dépense d’énergie de la génération déjà en production comme les mRAM de Samsung mais le Monde d’aujourd’ui m’incite à l’audace à parler un peu plus d’un futur encore plus ambitieux qui vient aussi de la spintronique et de mon labo en collaboration avec des collègues grenoblois. Voici un extrait du texte provenant du site du Monde.

Le lien est

OGM et spintronique : technologies disruptives

Dans le flot des publications scientifiques, qui se poursuit malgré la crise sanitaire de la Covid-19, en voici deux qui permettent d'illustrer un vif débat de société. Un débat sur l'espoir que nous pouvons, ou non, mettre dans des technologies de rupture pour résoudre nos problèmes.


Addendum 2 :
« L'AALA a ajouté deux belles images à mon texte ce qui me permet de les commenter.

La première représente le chat quantique de Shrödinger, un chat qui peut être vivant ou mort ou partiellement mort et partiellement vivant, comme le qbit quantique peut être 0 ou 1 ou tout mélange de 0 et 1.


L'autre image représente des "skyrmions". En fait, les applications de la physique quantique peuvent utiliser les particules que existent dans la nature, électrons, photons, phonons, etc mais aussi, au besoin, créer des quasi-particules artificielles. Le skyrmion est l'une d'elles, boule nanométrique de spins que l'on peut manipuler comme une bille. Ces skyrmions, on va pouvoir les mettre au travail dans diverses applications (en anglais, on dirait "there will be harnessed in devices, harnessed signifiant mettre au harnais pour tirer la charrette).

Magnetic skyrmions: advances in physics and potential applications

Magnetic skyrmions are topologically protected spin whirls that hold promise for applications because they can be controllably moved, created and annihilated. In this Review, the underlying physics of the stabilization of skyrmions at room temperature and their prospective use for spintronic applications are discussed.

https://www.nature.com

                                                                                                                     A. Fert

lien pour télécharger l'article d'Albert Fert:

Applications_pratiques_de_la_physique_quantique_V4

 

 

 

 

 

              

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